Chers frères et sœurs,

À l’inverse de la parabole d’hier, samedi, que nous avons entendue, « le semeur qui sème la semence », celle de ce jour est un peu plus énigmatique pour nos esprits modernes. Autant pouvait-on comprendre, aisément, hier avec la parabole du semeur, que la semence jetée en terre dans un bon terrain peut porter du fruit, autant nous avons plus de mal à comprendre ce récit qui nous déroute avec une conception de la justice distributive qui bouscule nos certitudes.

Le prophète Isaïe nous en a déjà averti dans la première lecture, de, à qui nous avons à faire quand il s’agit de Dieu : « Autant le ciel est élevé au-dessus de la terre, autant les chemins de Dieu sont au-dessus de nos chemins et ses pensées au-dessus de nos pensées ».

Nous en faisons souvent l’expérience : nos pensées ne sont pas celles de Dieu… mais sont appelées à le devenir ! C’est alors que l’avertissement de l’un de nos pères dans la foi, Origène, prend toute sa pertinence ; je le cite : « S’il t’arrive en lisant l’Écriture de buter sur une pensée qui est une belle pierre d’achoppement et un rocher qui fait buter, ne t’en prends qu’à toi-même ; ne perds pas l’espoir que cette pierre d’achoppement et ce rocher qui fait trébucher ne renferment des pensées au point que se réalise la parole : « et celui qui a la foi ne sera pas couvert de honte ». (« Crois d’abord et tu découvriras, sous ce que tu croyais un obstacle, un grand et sain bénéfice. »)

La Parole de Dieu est en effet semblable à une amande dont il faut casser l’écorce pour découvrir la bonté du fruit.

Qu’est-ce au fond que la justice divine ? Voilà me semble-t-il la question de fond posée par cette parabole. Nous viendrait-il à penser que celui que nous appelons « le bon larron » – à l’heure de la mort de Jésus, et qui juste avant de mourir s’entend dire par Jésus : « Dès ce soir, tu seras avec moi dans le paradis », le bon larron devenant ainsi le premier « locataire » du paradis, si j’ose dire, après l’entrée triomphale de Jésus dans le Royaume du Père – nous viendrait-il à penser que c’est là une injustice ? Une injustice par rapport à tous ceux qui ont vécu avant lui, fidèles observants de la loi, d’entrer non seulement avant eux dans le paradis, mais avec la même dignité d’enfant de Dieu, lui le bon larron, le sauvé de la dernière heure. Le bon larron entre le premier au paradis, parce qu’à la dernière minute, certes, il a eu foi en Jésus le Christ (je pense en disant cela au testament du bienheureux Christian de Chergé, composé deux ans avant son martyre, et qui pressentant la fin tragique de sa vie, écrivait dans son testament en s’adressant à celui qui lui porterait le coup mortel : « Et toi aussi, l’ami de la dernière minute, qui n’aura pas su ce que tu faisais… Et qu’il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux, en paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père à tous deux. ».

Le bon larron entre le premier au paradis, il a eu foi en Jésus le Christ.

Comme dit Paul dans la lettre aux Romains, ce n’est pas tant par la foi que nous serons sauvés que par la foi en Jésus Christ ; ce n’est pas tant par la grâce que nous sommes justifiés, que par la grâce du Christ, voulant signifier par-là que la miséricorde du Christ est au-dessus de nos œuvres.

Alors, frères et sœurs, ouvriers de la première ou de la dernière heure, cette parabole nous enseigne que nous sommes tous appelés par le maitre de la parabole, nous sommes tous appelés par le maitre de la vigne, à recevoir de la main de notre Seigneur, notre salaire ; non pas en raison de nos œuvres, aussi bonnes et nécessaires soient-elles, qu’en raison de sa grâce à Lui, Jésus, qui nous justifie, c’est-à-dire qui nous rend justes.

Pour le Dieu de la Bible que Jésus nous révèle, la justice est une conséquence de son amour pour les hommes et non vice-versa. Dieu aime autant l’ouvrier de la première heure que celui de la dernière, mais il veut donner à chacun ce dont il a besoin. Nous entendons ici en écho, cette célèbre homélie de st Jean Chrysostome que les moines d’Orient, et nous aussi dans ce monastère, nous lisons chaque nuit de Pâques, où Jean Chrysostome écrit en parlant du festin du Royaume : « Entrez donc dans la joie de votre maitre, premiers et derniers, recevez votre récompense, que personne ne se plaigne de sa pauvreté, car le Royaume de Dieu est apparu pour tous »… y compris pour l’ouvrier de la dernière heure.

Le Pain de vie, frères et sœurs, que Dieu nous donne en Jésus Christ est le même pour tout homme et chacun en reçoit selon ses besoins, comme la manne distribuée aux hébreux dans le désert. Ste Thérèse de l’Enfant Jésus, Docteur de l’Église, avait bien compris cela quand elle employait l’image des verres de tailles différentes, disant que : « chaque verre reçoit à ras-bord ce pour quoi il a été fabriqué : dans le petit verre, un peu d’eau, dans le grand verre, beaucoup ». Chacun reçoit selon sa mesure, et sa mesure à plein bord. « Rien n’est meilleur en toutes choses, disait st Bernard, que la mesure ».

« Qu’est-ce que la justice divine ? » disions-nous il y a un instant. Un auteur ancien disait que la justice, c’est donner à chacun ce qui lui est dû. Ce qui est essentiel pour l’homme ne peut être garanti par la loi seule, « ric-rac », il lui faut quelque chose de plus intime, de plus personnel ; il s’agit pour l’homme de vivre de cet amour que Dieu seul peut lui communiquer, Lui qui l’a créé à son image et à sa ressemblance. Aussi, ce que nous appelons l’injustice – comme celle qui serait faite aux ouvriers de la première heure de la parabole de ce jour – ce que nous appelons l’injustice, est toujours une conséquence du Mal. L’injustice ne vient pas exclusivement de cause extérieure mais elle trouve son origine dans le cœur humain où l’on trouve les fondements d’une mystérieuse complicité avec le Mal.

« Ton regard est-il mauvais parce que je suis bon ? » dit Jésus. Pour la Bible, pour la Parole de Dieu, est juste non seulement ce qui est en conformité aux droits de l’homme, au dessein de Dieu ; le juste est celui qui, non seulement ce conforme à la loi de Dieu, mais surtout, qui aime cette loi.

Rendons grâce, frères et sœurs, pour cette parabole, pour cette parole de Dieu qui nous bouscule, certes, qui nous entraine à continuellement changer de regard, afin d’être davantage à la ressemblance de Celui qui nous a créés dans la liberté et la gratuité de son amour.

Nous sommes appelés comme le rappelait hier à Marseille le Cardinal Aveline, à regarder toutes choses à commencer par nos frères, avec le regard de Dieu lui-même. Amen !

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