Chers frères et sœurs, « Vous avez appris… Eh bien ! Moi, je vous dis… »

Que de fois, dans l’Évangile, nous entendons les auditeurs de Jésus s’étonner de ce Rabbi qui n’est pas comme les autres : « Jamais nous n’avons entendu une parole d’autorité comme celle-là… jamais nous n’avons vu des faits pareils : il donne la vue aux aveugles, il fait parler les muets, il chasse les esprits mauvais, il va même jusqu’à ressusciter les morts et à pardonner les péchés » disent-ils. Parole nouvelle, oui ; « Parole plus tranchante qu’un glaive à deux tranchants ».

« On vous a dit… eh bien moi, je vous dis… ».

Jésus par sa Parole d’autorité n’annule pas tout ce qu’ont dit les anciens, à savoir la Torah, les prophètes, les sages. Non, Il n’annule pas la parole des anciens mais Il pousse leurs paroles jusqu’à leur conséquence ultime. « On vous a dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Eh bien ! Moi, je vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour ceux qui vous persécutent ». Et si vous ne pouvez pas les aimer, vous pouvez toujours prier pour eux.

Oui, Jésus en sa Personne accomplit toutes les Écritures. D’abord en les assumant dans sa propre vie : « pas un iota de la loi n’est négligé » ; mais sa façon d’observer la loi est nouvelle. Il la vit en la faisant passer de la lettre à l’esprit (La loi consiste en la Vie dans l’Esprit). C’est là toute la nouveauté de l’enseignement de Jésus.

Origène nous dit au IIème siècle : « La loi ne devient un ancien Testament que pour ceux qui veulent la vivre charnellement ; mais pour nous qui la comprenons et l’appliquons dans l’Esprit et dans le sens de l’Évangile, la loi est toujours nouvelle et les deux Testaments sont pour nous un seul et unique Nouveau Testament ». Origène nous rappelle que dans la lecture priante de l’Écriture et dans l’engagement cohérent de la vie qui en découle, qui doit en découler, l’Église à la suite du Christ se renouvelle et rajeunit toujours. Notre humanité, il est vrai, est vieillie par le péché, et son écorce est noire comme celle de l’arbre en hiver ; mais comme écrit Charles Péguy : « On voit au mois de mai, un sang nouveau monter et poindre sous la dure écorce du cœur. De ce sang nouveau nait un bourgeon d’espérance si humble que le premier venu peut le faire sauter de l’ongle. »

Eh bien, c’est aux chrétiens d’aider ce bourgeon à naitre en manifestant au monde l’humanité du Christ, nouvel Adam, qui est secrètement à l’œuvre dans le cœur de tout homme par la grâce de son Esprit Saint.

Un vieil adage latin dit que « la loi était lourde du Christ » : elle portait en elle des capacités que le Christ fera éclore et qu’Il a confié à son Église de continuer à faire éclore jusqu’à la fin des Temps.

C’est pourquoi l’Église aujourd’hui est continuellement en œuvre de discernement – mot-clé de la vie spirituelle.

L’Évangile immuable et éternel s’adresse et est appelé à prendre racine dans le peuple de Dieu, et à partir de Lui, à étendre ses rameaux dans tous les hommes de bonne volonté : dans les cultures, les langages, les blessures de l’homme d’aujourd’hui.

St Paul nous a rappelé dans la deuxième Lecture, que « nous sommes le temple de Dieu et que l’Esprit Saint habite en nous » par le baptême. Le Christ par son Esprit n’a de cesse d’élargir nos frontières. Comme dit le prophète Isaïe, et s’adressant là à chacun de nous et à toute l’Église : « Élargit l’espace de ta tente ; déploie sans hésiter la toile de ta demeure ».

Il y a et il y aura toujours dans le christianisme, une tension entre la loi et l’Esprit, entre l’observance de la Tradition et l’écoute cordiale, chaleureuse, du monde d’aujourd’hui. Cette tension peut être féconde si elle nous maintient éveillé dans la foi : comme la corde du tireur à l’arc, la flèche puise son énergie dans la tension de la corde mais le chasseur ne perd jamais de vue le but : atteindre la cible. Saine tension !

St Paul est un bon exemple pour illustrer cela. Il dit dans la Lettre aux Romains : « Soyez mes imitateurs, comme je le suis moi-même du Christ ». Paul a pris de plus en plus conscience au fil de sa vie, de ses missions en Asie Mineure, que toutes ses sécurités d’observateur zélé de la loi, qu’il était, étaient de la paille au vue de ce qu’il gagnait en abandonnant tout : « Pour Lui le Christ, j’ai tout perdu » dit-il.

Paradoxe de la vie chrétienne, en perdant tout, on gagne au centuple. Le dessaisissement est en lui-même une autre façon de saisir, ou bien plutôt d’être saisi par le Christ. « Ce n’est plus moi qui vit, c’est le Christ qui vit en moi… pour Lui, j’ai tout perdu » dit encore Paul, c’est-à-dire : j’ai tout gagné.

Dès lors celui qui s’est engagé sur cette voie, obtient une plus grande liberté qui fera s’écrier à st Jean de la Croix : « Les cieux sont à moi, la terre est à moi, la grâce de Dieu est à moi, les anges sont à moi, et les saints et les pécheurs ; tout est à moi parce que Jésus Christ est à moi, et tout est pour moi ». On retrouve ici la parole de Paul que nous avons entendue dans la deuxième Lecture aux Corinthiens : « Paul, Apollos et Pierre, et le monde, la vie, la mort, le présent et l’avenir : tout est à vous ; mais vous, vous êtes au Christ ; et le Christ est à Dieu ».

On a parfois reproché dans le passé aux chrétiens de ne pas aimer le monde. Aujourd’hui, le risque semble plutôt de s’y engloutir.

Jésus nous enseigne à aimer le monde et ses habitants avec la juste distance qu’il a enseignée à ses apôtres dans sa prière sacerdotale, la veille de sa mort : « Père, je ne te demande pas de les ôter du monde mais de les garder du Mauvais ».

Le temple de l’Esprit Saint que nous sommes, comme nous l’a rappelé st Paul, n’est pas un espace aseptisé au milieu d’un monde corrompu, mais plutôt un foyer de lumière appelé à irradier dans le monde la lumière du Christ : « Vous êtes la lumière du monde »… « Vous êtes le sel de la terre » : le sel de la terre qui non seulement donne du goût mais empêche aux aliments de se corrompre.

Comme le disait si bien le Père de Lubac, un grand théologien du siècle passé : « Si nul ne doit s’évader de l’humanité, l’humanité toute entière doit mourir à elle-même en chacun de ses membres pour vivre transfigurée en Dieu ». Mourir pour vivre ! C’est la loi non seulement de la nature mais aussi de la vie spirituelle.

C’est ce chemin d’exode et de mort au vieil homme, frères et sœurs, sur lequel nous allons nous engager à nouveau dans quelques jours, avec l’entrée dans la période quadragésimale et dans ce Mercredi des Cendres.

Que cette grâce au long de ce chemin nous soutienne jusqu’au jour de Pâque et même après, dans l’attente du jour où nous chanterons éternellement sa Joie transfigurante. Amen !

Historique de nos Homélies