Le récit que nous venons d’entendre est une charnière dans l’évangile de Mathieu, il ouvre le deuxième grand discours (l’évangile de Mathieu est structuré autour de cinq grands discours où Jésus enseigne ; c’est une allusion d’ailleurs aux cinq livres de Moïse, Jésus : le nouveau Moïse) le récit d’aujourd’hui introduit le deuxième grand discours que l’on appelle souvent le « discours missionnaire » ou le « discours apostolique ».

Jésus lui-même vient de poser les signes, qu’il va donner aux apôtres de poser à leur tour. Le récit commence comme ceci et c’est vraiment extrêmement important, peut-être la clé de tout : « Voyant les foules, Jésus fut saisi de compassion envers elles parce qu’elles étaient désemparées et abattues comme des brebis sans berger ». Le verbe qu’on traduit comme par : saisi de compassion, c’est un verbe qui dit : les « entrailles retournées », les entrailles de la mère devant son enfant ; les entrailles de Jésus, les entrailles de Dieu, sont des entrailles maternelles qui sont retournées quand il regarde la foule de ses enfants, et spécialement quand ces foules sont désemparées et abattues come des brebis sans berger.

Ça c’est la clé de tout ! De toute l’action de Dieu depuis la création. Dieu est d’abord cela : miséricorde ! Le mot miséricorde est formé à partir du cœur mais c’est la même dynamique chez les latins ou chez nous en français. Nous faisons du cœur le centre du sentiment, et plus que des sentiments ; c’est peut-être plus juste d’ailleurs en hébreu et en grec : c’est le ventre véritablement ; nous savons que c’est un lieu fort où les sentiments se recentrent mais c’est d’abord le lieu d’où nous venons tous, le ventre de la maman.

Cela est amplifié par les deux premières lectures que nous avons entendues ou en tout cas introduites : « Je vous ai portés » dit le Seigneur à son peuple ; et chez Paul : « La preuve que Dieu nous aime, c’est que son fils est mort pour nous ». Tout cela vient de cette miséricorde de Dieu qui est sa première caractéristique ; le Cardinal Kasper écrit quelque part, la miséricorde, c’est le premier attribut de Dieu ; sa puissance n’a de sens qu’à partir de la miséricorde. Tout le reste découle de cela ; sans ce regard de miséricorde qui est un regard d’amour extrêmement fort, tout le reste est non seulement abimé mais même perverti. Devant la foule, donc, Jésus déclare : « la moisson est abondante et les ouvriers peu nombreux ».

C’est parce que la moisson est abondante : c’est à cause de ce regard miséricordieux sur cette foule sans berger, et qui n’attend qu’à être guidée par un véritable berger qui prend soin d’elle, c’est à cause de cela qu’il faut prier le Seigneur d’appeler et d’envoyer. Nous sommes souvent tentés aujourd’hui, dans la situation difficile de l’Église (mais n’y en a-t-il jamais eu d’autres ?), de prier pour ses difficultés, toutefois il ne faut pas prier parce qu’il y a des problèmes (même si les statistiques sont dans le rouge) mais prier que le Seigneur envoie des ouvriers parce que la moisson est abondante. Est-ce que nous savons regarder avec ce regard-là – avec le même regard que le Seigneur – la foule que Jésus regarde ?

La semaine dernière, il s’est fait que deux jeunes qui ne se connaissaient pas, l’un de 17 ans et l’autre de 18, ont demandé à me parler parce qu’ils étaient en train de redécouvrir la foi ; ils voulaient être accompagnés la dedans ; c’était extrêmement touchant ; ça n’arrive pas toutes les semaines dans cette abondance-là, c’est vrai. L’un d’entre eux m’a dit qu’il s’était remis à lire l’évangile chaque jour ; qu’il était entré dans une lecture de Matthieu et il demandait à être confirmé. C’est aussi toutes sortes de demandes chaotiques, de personnes qui se cherchent (qui se ne cherchent pas toujours dans les meilleurs chemins) mais qui sont vraiment à regarder comme Jésus regarde la foule.

Dimanche dernier j’ai entendu une homélie qui m’a bouleversée mais pas dans le bons sens, où le prédicateur a énuméré des cas où les gens viennent… pour un mariage, il leur faut tel chant, qui n’a pas grand-chose à voir… où il faut ceci, il faut cela… et il regardait ça de manière extrêmement négative ! Évidemment, je connais cela, je vis cela, mais au-delà des démarches, justement ce sont les foules désemparées et abattues comme des brebis sans berger et qui demandent à être regardées avec le cœur, avec des entrailles, avec celles de Jésus, avec celles mêmes de Dieu.

Et c’est là que s’enracine l’appel pour des ouvriers. Aujourd’hui l’appel des douze. Parmi les disciples, il en choisit douze, qui sont appelés apôtres et qui sont les fondations du nouveau peuple de Dieu. Ils les appellent par leur nom. C’est assez remarquable ; certains de ces noms ont même été changés par Lui pour marquer cet appel. Il ne les choisit pas au terme d’un concours ou d’une sélection – d’ailleurs la plupart sont peu connus, ceux dont on ne connait pas la biographie, on les a inventées par la suite mais ils sont peu connus – on ne connait pas des exploits extraordinaires ; les deux plus connus (me semble-t-il mais il y en a quand même d’autres) sont Pierre et Judas ; et ça dit déjà beaucoup de la manière dont le Seigneur choisit ; il ne choisit pas des « parfaits ».

Alors, quelle est la mission qu’il leur confie ? Elle est exprimée de la même façon quand il s’agit des soixante-douze disciples, plus largement c’est-à-dire finalement de tous les disciples et de nous ; surtout, c’est la mission de Jésus lui-même ; ici, ils sont envoyés, non pas encore vers les païens et les samaritains mais cela viendra, mais déjà (et cela a déjà énormément de sens) vers les brebis perdues de la maison d’Israël. C’est toujours, d’abord vers les brebis perdues. Et nous sommes concernés par la mission si nous reconnaissons que nous faisons partie de ces brebis.

Ils sont envoyés pour poser les signes de la proximité du règne de Dieu. Cette expression « Règne de Dieu » est une expression d’ailleurs qui est globale, qui est même politique, qui concerne toute la cité, qui concerne tout le peuple, et qui vient de tellement de déceptions par rapport à ceux qui ont régnés sur le peuple de Dieu. Et l’aspiration a un règne, alors, de justice et de paix ; un règne qui fasse droit aux malheureux ; un règne qui soit vraiment celui du cœur de Dieu.

Ils sont envoyés pour poser les signes de ce règne avec puissance… c’est un mot à ne pas jeter : à partir des entrailles et du cœur, il y a une puissance qui va s’exercer. Évidemment, pas n’importe quelle puissance, une puissance qui est donnée : quand au début des Actes des apôtres, Jésus au moment de partir enverra aussi ses disciples jusqu’aux extrémités de la terre, il leur dira qu’ils vont recevoir une force, une puissance : celle de l’Esprit. C’est la puissance d’une part, d’éloigner, de délivrer des esprits impurs ou des démons, si vous voulez, et de guérir les maladies, les langueurs.

C’est au fond d’accomplir – en tout cas de la part du Seigneur, pas par leur propre puissance – mais d’accomplir le « Délivre nous du mal » qui monte tellement souvent sur les lèvres des humains, sur nos lèvres.

Alors, ici, quand le frère Jean Baptiste m’a demandé hier de faire l’homélie, il m’a dit tout de suite : « il est question d’expulser les démons »… ça, ça parait difficile à justifier parce que certains disent : « Ah ben, ça c’est dépassé dans une culture scientifique, moderne, et tout ça »… d’abord, ça existe toujours des gens qui se sentent possédés du Démon, mais alors assez profondément, ce qui est démoniaque, ce n’est pas d’abord – même si cela existe aussi – des phénomènes extraordinaires, mais c’est quelque chose qui se glisse de manière beaucoup plus ordinaire et imperceptible, parfois dans le cœur même des missionnaires et des apôtres… Jésus a été tenté lui-même par cela : c’est la tentation de vouloir instaurer le règne de Dieu par un autre pouvoir que celui que donne le Seigneur et que celui qui vient de la miséricorde, des entrailles, et du cœur. Jésus lui-même a été confronté à cela ; c’est la grande tentation pour les missionnaires ; quand on y cède, on devient possédé du Démon. Dans le récit des Tentations au désert, quand le Diable propose à Jésus de dominer tous les royaumes de la terre, il ajoute : « Je te les donne si tu te prosternes »… « Si tu te laisses posséder par moi ». Ainsi, il y a ce pouvoir qu’il donne à ces apôtres, qu’il donne à son Église, de faire reculer cette puissance du Mal avec un véritable pouvoir mais un autre pouvoir : celui qui vient des entrailles, celui qui vient du cœur.

Ce récit se scelle magnifiquement, je trouve, dans la dernière phrase : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement ! »

J’aime bien d’évoquer alors plus loin à partir de Pierre – dont j’ai évoqué rapidement le reniement tout à l’heure – Pierre quand il est passé par tout cela, qu’il est revenu de cela, va rencontrer en entrant au Temple un paralytique qui lui demande l’aumône, et il lui dit alors : « De l’or et de l’argent, je n’en ai pas, mais ce que j’ai, je te le donne »… : « Ce que j’ai reçu gratuitement, moi, alors que j’étais le dernier des derniers, que j’avais renié ; ce que j’ai reçu alors, je te le donne gratuitement, au nom de Jésus de Nazareth, lève-toi, marche, avance, et rend grâce à Dieu ».

Tout cela est d’une intense actualité, je dirai en quelque sorte pour relancer la mission de l’Église aujourd’hui, il n’y a pas une virgule à changer de ceci. Certes, il faut évidemment parfois chercher des voies nouvelles pour incarner la mission, mais il faut avant tout et toujours revenir à cet appel et à cet envoi, qui à travers les apôtres et leurs successeurs, concerne toute l’Église qui est toute entière apostolique.

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