Chers frères et sœurs,
Nous avons entendu ces célèbres paroles de Qohélet, aussi appelé l’Ecclésiaste, vanité des vanités, tout est vanité. On raconte, mais je ne mets pas ma main au feu de la certitude de l’histoire, qu’à peu près jusqu’au Pape Paul VI, lorsque les papes rentraient dans la basilique Saint-Pierre, portés sur la sedia gestatoria par les gardes nobles – non pas tant par triomphalisme que pour être vus par tout le monde du temps où la papamobile n’existait pas – les gardes nobles, pendant le trajet, répétaient en latin à voix haute, en direction du Pape :
vanitas vanitatum, « vanité des vanités, tout est vanité ».
En effet, le fond d’une des questions qui nous est posée par ce texte et par l’évangile est la question de l’avoir et de l’être. Être, est plus important qu’avoir. Avoir quoi ? Avoir un cœur de pauvre, comme nous le rappelait le verset de l’Alleluia qui vient d’être chanté : heureux les pauvres de cœur (ou bien les pauvres en esprit) car le royaume des cieux est à eux.
Remarquons tout d’abord que cette béatitude est placée en premier, c’est dire son importance, comme dans les dix Paroles de la Torah : Écoute Israël, le Seigneur ton Dieu est l’unique, première parole, la plus importante, et première béatitude : heureux les pauvres ; et non pas : le royaume des cieux sera à vous, mais le royaume des cieux est à eux. C’est la seule des huit béatitudes, avec la septième béatitude, heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, le royaume des cieux est à eux : dès aujourd’hui…
Dès aujourd’hui.
Le fait que Jésus ait placé cette béatitude en premier est très significatif. Il veut nous signifier par-là que la pauvreté de cœur est première dans l’itinéraire de celui qui veut être son disciple. Et Jésus ne s’est pas contenté de prêcher cette béatitude, il est le premier à la mettre en pratique. Jésus en tout ce qu’il est et en tout ce qu’il fait, il n’y a aucune dichotomie entre ce qu’il pense, ce qu’il dit et ce qu’il fait. Jésus ne se contente pas de prêcher cette béatitude, il la met en pratique. Lui qui dit par ailleurs : sachez que je suis doux et humble de cœur. Il dit là son identité la plus profonde.
Oui, il est le Fils de Dieu ; il est, comme le diront quelques décades plus tard, la seconde Personne de la Trinité – ce que nous confessons toujours aujourd’hui – mais il est le Fils de Dieu à la façon d’un Fils entièrement dépendant de son Père, avec un cœur doux et humble – Jésus est peut-être le seul fils en ce monde qui n’a jamais eu de problème avec son Père ! – Douceur et pauvreté de cœur ne font pas le hit-parade de l’homme tel que nous le présente le XXe siècle. Un « doux » aujourd’hui est plus souvent perçu comme un faible, et un humble de cœur pour un simple d’esprit, car il est beaucoup plus important d’être un « battant ».
Il faut être un battant … c’est très bien, mais à la façon du royaume des cieux.
Avec l’Évangile, nous sommes placés dans une tout autre perspective. Ce n’est pas le plus « battant » qui réussit sa vie, c’est celui qui marche à la suite du Christ avec non seulement les valeurs, mais avant tout, suivant l’exemple que Jésus nous a montré par sa vie, par ses paroles, par ses actes. Il y a deux thèmes fondamentaux dans les Évangiles, dans la suite du Christ, il y a l’imitation du Christ et la suite du Christ. Et les spécialistes nous disent que le thème de la suite du Christ est premier dans les Évangiles.
Il ne s’agit pas tant, comme dira Saint Ignace d’Antioche, d’avoir que d’être. Et le Saint Pape Grégoire le Grand écrivait : « Ne vous laissez pas appesantir par le souci des choses de la terre. Ne prêtez pas attention à ce que vous avez, mais à ce que vous êtes ». Et le Pape Saint Jean XXIII aimait parfois, en recevant ses visiteurs, à leur dire : « Je ne suis que le Pape ! ». Le Pape que Grégoire le Grand précisément, définissait comme étant « le serviteur des serviteurs de Dieu ». Lorsque dans une vie – et nous sommes tous concernés – la fonction, le personnage, pire encore, le pouvoir, prennent la première place, alors on n’est plus dans l’esprit de l’Évangile. En effet, comme disait la Lettre aux Colossiens que nous avons entendue dans la deuxième lecture et qui est lue le jour de Pâques : « En effet, vous êtes passés par la mort, et votre vie reste cachée avec le Christ en Dieu ».
Et cette parole de Saint Paul, le fondateur de notre monastère de Sénanque en 1854, Dom Marie Bernard Barnouin, en a fait la devise de notre congrégation monastique de l’Immaculée Conception : « Votre vie reste cachée avec le Christ en Dieu » et dont Barnouin ajoute : « avec Marie ». Pour le style de vie monastique, la non-possession des choses est essentielle. Quand vous avez beaucoup, vous êtes petit. Quand vous n’avez peu ou rien, vous devenez grand ! Voilà la logique de l’Évangile ! Vous devenez riche devant Dieu, comme dit Saint-Luc ; un moine bénédictin indien écrivait : un monachisme moderne qui éliminerait de tels principes reconnus ne peut que creuser sa tombe. Et il poursuivait dans l’esprit de Saint-Benoît, plus le moine devient mature, plus ses besoins doivent diminuer.
Le Seigneur aujourd’hui nous apprend à recevoir, à acquérir tout au long de notre vie sous l’action de l’Esprit Saint, un cœur de pauvre : c’est l’œuvre de toute notre vie. Et si vous voulez approfondir ce thème, je me permets de vous inviter à lire, si vous le trouvez encore dans une bibliothèque, l’excellent livre du franciscain Éloi Leclerc, « Sagesse d’un pauvre ».
On comprend que le Pape François, qui avait une grande dévotion pour Saint François d’Assise, ait mis la personne de François au cœur de la marche du disciple du Christ aujourd’hui. Il n’est pas le seul, nous marchons avec tous les saints mais dans notre monde contemporain, il y a peut-être des valeurs qui demandent à être davantage mises en exergue, dont celle-ci : heureux les pauvres de cœur, heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux.
Que le Seigneur nous aide tous à marcher sur ce chemin. Amen.