Chers frères et sœurs,

Cette hospitalité de Jésus qu’on peut qualifier de « familière » chez ses amis de Béthanie nous est rapporté ce dimanche par St Luc. Nous pouvons retenir deux choses qui semblent dominer le récit :

La première, ce qui saute aux yeux, c’est d’abord l’attitude contrastée des deux sœurs dans le même accueil bienveillant du Seigneur, le Seigneur qui devait être accompagné sans nul doute de ses disciples en vue de se revoir, d’échanger et de se restaurer, cela semble-t-il, sans préavis. Le comportement de chacune d’elles tient aux réactions différentes sur l’événement de cette rencontre imprévue. Sans doute cette divergence de comportement correspond en grande partie au tempérament de chacune : l’une plus active, l’autre plus contemplative, comme la tradition ecclésiale l’a maintes fois reconnue et méditée.

La deuxième chose c’est la réponse inattendue et péremptoire de Jésus à Marthe maitresse de maison, celle qui demandait au Seigneur un coup de main de la part de sa sœur Marie pour la préparation du repas ! Un geste d’entraide, et utile s’il en est … pourtant du point de vue de l’approche du Seigneur l’ordre des choses doit être perçu autrement ; c’est pourquoi Jésus ne se gêne pas de lui déclarer que c’est « Marie qui a choisi la meilleure part, et qui plus est, qu’elle ne lui sera pas enlevée ». Il y a donc une hiérarchie à respecter dans l’approche du Seigneur : le spirituel l’emporte toujours sur le matériel. Leçon difficile à admettre pour nous, surtout à notre époque qui mise avant tout sur le rendement, même dans le domaine de la charité.

Il nous est bon de retenir l’interpellation que Dieu nous adresse à travers l’activité probablement fébrile de « Marthe qui s’inquiète et se soucie pour bien des choses », afin de nous rappeler de ne jamais oublier, en cours de route, dans les obligations de notre vie quotidienne ; qu’à côté des actions nécessaires à poser, il ne faut jamais omettre cette meilleure part qui est proposée à tous : « cette suspension silencieuse à l’écoute attentive du Seigneur », qu’on appelle « la contemplation » ; elle se présente ici chez Marie, comme : la reconnaissance du don gratuit que Dieu fait de sa Présence objective.

Quel que soit notre état de vie, il y a toujours en nous « une part » visible qui consiste à agir, car pour tous ici-bas c’est indispensable, mais il existe aussi « une autre part » invisible, pour apparemment ne rien faire, et qui consiste à se poser devant Dieu, à réfléchir dans le calme, à méditer dans la paix ; cela apparaît absolument essentiel pour le Seigneur, pour le bien meilleur de chacun de nous. Notre premier devoir de baptisé, consiste à équilibrer et à unir en nous ces deux tendances foncières de notre nature humaine. Ces deux parts dans l’existence commune sont en effet complémentaires, elles sont deux exigences à concilier, deux œuvres à harmoniser devant Dieu.

C’est en ce sens que notre vocation chrétienne est fondamentalement religieuse, parce que d’abord, elle est celle de « relier » ces deux réalités (du latin religare, re- : de nouveau et ligare : lier), puis avec la grâce de Dieu, s’efforcer de les joindre et même de les unir.

Voici donc ce que le Christ nous demande en ce dimanche d’été où nous avons plus de loisir pour méditer : de ne jamais oublier la partie la plus importante de notre être, de la mettre toujours en premier, car elle est celle qui nous dispose à nous « relier à Dieu » pour entretenir et développer notre désir de Dieu, et d’en imprégner toutes nos œuvres comme d’une céleste rosée. D’où ce besoin de rechercher toujours à unifier en nous le travail et la prière, quelles que soient les contingences : faire les courses, préparer des repas, accueillir les hôtes, entretenir la maison, aller au bureau, tenir un atelier, gérer une entreprise ; tout cela que ce soit pour des taches responsables ou subalternes dans la société … d’apparences d’ailleurs souvent profanes !

Il nous faut ainsi tendre à unifier avec l’intelligence de l’amour ces deux offices de Marthe et de Marie, en sorte que l’on puisse dire que la prière se trouve dans le travail et le travail dans la prière, ainsi les diverses tâches de notre vie, par la grâce du Christ, ne feront plus qu’un ! Tout cela pourra alors prendre une forme d’offrande à présenter humblement à la gloire de Dieu, que l’on pourra réitérer lors de la liturgie, en Église.

Voilà quelque chose d’éminemment humain et de proprement biblique : faire l’unité en quelque sorte entre le ciel et la terre, entre l’âme et le corps, le matériel et le spirituel, entre l’action et la contemplation, entre l’homme et Dieu, et ainsi tout dire, entre la part de Marthe et celle de Marie.

N’est-ce pas là le but de notre commune vocation qui consiste à réaliser ensemble ce que St Paul dans sa lettre aux Éphésiens appelle « la construction du Corps du Christ, au terme de laquelle nous parviendrons à ne plus faire qu’Un, et à constituer l’homme parfait, qui réalise la plénitude du Christ ». Oui, dans la même demeure, sous le toit de la communauté, à la maison ou en dehors, réaliser notre vocation chrétienne, finalement, revient à chercher à unifier en nous et autour de nous, le plus souvent au moyen de l’instrument salvifique de la Croix.

Unifier ne veut pas dire égaliser ; unifier, c’est beaucoup plus qu’absorber, car unifier n’empêche pas de hiérarchiser. La part de Marthe qui est en nous tous est utile, bonne, indispensable mais provisoire ; la part de Marie est celle qui en nous ne devra pas mourir, celle qu’il nous faut d’abord préserver « nécessairement », cultiver et épanouir ; car elle est cette part d’immortalité qui porte un fruit qui demeure jusque dans le Royaume pour la gloire éternelle du Père.

Elle n’est pas la plus spontanée, certes, ni la plus attirante, ni la plus facile pour autant, mais bien la meilleure, parce qu’elle est notre part d’amour partagé, et goûtée, qui nous fait tenir debout.

C’est la part de l’Épouse, ou de l’ami de l’Époux, ravi(e) de joie à la voix de l’Époux.

C’est la part la meilleure enfin parce qu’elle nous communique la sainteté même de Dieu.

Qu’il en soit ainsi, Amen.

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