Saint Bernard a incontestablement marqué son siècle, comme Abbé et homme d’Église, il a surtout légué à l’Ordre Cistercien naissant une doctrine spirituelle qui va fortement influencer les monastères de son temps, et contribuer à l’identité de cette forme de vie monastique encore nouvelle, en recherche de ses marques.

Ce maître spirituel peut encore transmettre une saveur de vie évangélique, une espérance et une orientation de vie au cœur de notre monde d’aujourd’hui.

A l’occasion du neuvième centenaire de la naissance au ciel de st Bernard, le St Pape Jean Paul II avait mis l’accent sur ce qu’il appelait, le noyau spirituel de la doctrine de St Bernard pouvant être utile à nos contemporains : « La voie du triple amour ».

Cette voie du triple amour représente un chemin de retour vers Dieu, s’opérant à travers ce que les premiers cisterciens ont surnommé la « schola caritatis », c’est-à-dire « l’école de la charité », ou l’école de l’Amour de Dieu, de soi-même et du prochain.

De cette unique source de l’Amour de Dieu, découle la restauration de la dignité humaine, la purification de la vie personnelle, et le devoir d’aimer soi-même comme Dieu nous aime, ainsi que d’aimer son prochain comme Dieu l’aime. Tant de personnes dévalorisent ou survalorisent l’image qu’elles ont d’elles-mêmes ou qu’elles ont de leur prochain ; pour st Bernard la grande source de cet amour qui rend Dieu, soi-même et l’autre aimable, est l’humilité de Dieu. Cette notion a de quoi nous toucher au cœur aujourd’hui, dans un monde ou le modèle phare est la surpuissance et où l’humble, le petit, le vulnérable est le perdant.

Cette humilité de Dieu s’exprime en plénitude dans l’Incarnation du Verbe de Dieu. L’Incarnation du Verbe a bouleversé la vie de Bernard. Dieu par amour pour lui, par amour pour l’homme, par amour pour chacun de nous a incliné les cieux et est descendu jusqu’à nous, mieux encore, s’est fait l’un de nous.

Ce Verbe divin qui soutient la terre, le ciel et l’univers entier, ce Verbe incommensurable, insaisissable, inconnaissable et invisible, s’est fait petit, saisissable, vulnérable, connaissable et visible : il s’est abrégé. Le Christ est ce tout petit qui rend le Royaume de Dieu présent parmi nous.

Ce Verbe abrégé est aussi le Verbe abrégeant. Il est abrégé car il s’est fait tout petit pour se rendre accessible à l’homme, pour faire entendre à l’homme la voix de l’Amour divin, et il est abrégeant car il a tracé une voie accessible à l’homme pour se diriger vers Dieu, il est le raccourci par lequel l’homme peut sortir de l’impasse de sa quête infructueuse et désordonnée.

Pour Dieu l’homme, tout homme, est aimable jusqu’à donner Sa vie pour lui, ce faisant Dieu se montre tel que l’homme puisse l’aimer. Dieu est non seulement humble mais il est miséricorde, c’est-à-dire qu’il ouvre tout son cœur à la misère de l’homme.

Ainsi le Verbe abrégé et abrégeant entraîne l’homme sur la voie de l’exemple divin, pour que celui-ci puisse y découvrir sa dignité, et puisse accepter son prochain que Dieu aime. C’est dans cette théologie que s’élabore la discipline de l’école de charité.

Saint Bernard a encore autre chose à nous dire, c’est sa vision optimiste de l’homme. L’homme est avant tout une noble créature, une créature éminente ; en cette créature demeure l’image de Dieu, et cette image est inamissible. Mais la grandeur de l’homme est blessée.

La liberté de l’homme qui le constitue image de Dieu a perdu sa fonction première qui était de l’orienter vers la pleine ressemblance à son modèle. L’homme s’est enfoncé dans la région de la dissemblance. Cependant l’homme reste toujours capable de Dieu, c’est à dire qu’en l’être humain demeure toujours un lieu, une capacité où Dieu peut l’atteindre.

L’homme est toujours capable de rédemption. Par l’intervention de la grâce la conversion est toujours possible, car même dans son péché l’homme demeure toujours capable de Dieu.

Voici ce qu’écrit Saint Bernard :

« Tout âme, même chargée de péchés, empêtrée dans le vice, collée à la boue, enfoncée dans la fange…toute âme dis-je, même en proie au désespoir, tout âme peut retrouver en elle de quoi respirer dans l’espoir de la miséricorde, mais encore de quoi oser respirer aux noces du Verbe…de quoi ne pas hésiter à porter le joug de l’Amour avec le Roi des anges ».

Saint Bernard nous offre aussi une clef de lecture sur le désir désordonné de l’homme.

L’homme a perdu sa rectitude, son orientation vers Dieu et dès lors son désir s’incurve vers la terre, c’est ce que St Bernard appelle « l’anima curva », la courbure de l’âme. L’âme s’incurve sous le poids d’une volonté égoïste, égocentrique.

Cette âme recourbée vers le sol, recourbée vers elle-même entraîne l’homme dans ce que Bernard appelle : « le cercle des impies » en faisant référence à un verset du psaume onzième : « la marche en rond des impies ». Et c’est là qu’entre en jeu son analyse du désir :

« Il est naturel qu’ils recherchent de quoi apaiser leur désir (l’homme étant un être de désir), mais leur folie est de rejeter avec mépris ce qui les rapprocherait de leur fin bienheureuse…c’est pourquoi ils se hâtent non vers l’achèvement, mais vers l’épuisement d’une peine perdue, ceux qui trouvent leurs délices dans l’apparence des créatures plus que dans leur créateur ».

Or le propre de cette loi de la convoitise est de désirer sans cesse ce qui nous manque, et d’être dégoûté aussitôt de ce que l’on possède déjà. Nous comprenons cela aisément nous qui sommes dans une société qui exploite à fond, de manière bien peu scrupuleuse, toutes les facettes de nos désirs.

Mais Saint Bernard va plus loin dans sa lecture : il nous dit que s’il se trouvait par hasard un homme qui pourrait vivre assez longtemps pour pouvoir épuiser ainsi tous les plaisirs de la terre, finalement cet homme dégoûté de tout courrait sans aucun doute vers Celui qui seul entre tous lui manquerait : Dieu … Cet homme-là pourrait s’écrier avec le psalmiste : « il m’est bon de m’attacher à Dieu », Ps72,28 … Donc le désir en l’homme, dans son fond n’est pas négatif, il est cet appel assoiffé de l’image de Dieu en lui vers la plénitude de son modèle.

Ainsi ce Verbe abrégé et abrégeant est ce raccourci qui nous sort de ce cercle épuisant et interminable des impies, pour orienter notre désir vers la joie et la vision de Dieu.

Comme la femme courbée de l’évangile que le Christ redresse et guérit par sa parole, laissons-nous redresser par le Verbe abrégé, et laissons-nous entraîner à sa suite à l’odeur de ses parfums.

Et comme nous y invite St Bernard, ouvrons le « livre de l’expérience », c’est à dire :

« Ne soyez pas de simples tuyaux qui laissent seulement transiter leur contenu, une doctrine ou une morale, mais soyez des récipients dont l’enseignement est le débordement du travail de l’Amour de Dieu en vous ».

 

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